JA : Pour moi, Livio Vacchini, en travaillant justement comme il l’a fait à partir de la construction, a posé le problème du dépassement finalement du rationalisme hérité du XIXème siècle. Il l’a mis en crise. Mais comme Louis Kahn l’a fait. Il a trouvé des solutions paradoxales. Son agence même avec la précontrainte utilisée de cette façon-là, sa maison avec les grandes portées – c’est l’opposée par exemple de la pensée de Perret qui a toujours dit qu‘on peut toujours faire des grands portées avec le béton, mais si on n’est pas obligés il ne faut pas les faires. Il y avait une manière d’apaiser le rapport entre le rationalisme constructif et la spatialité. Si la spatialité n’exige pas une prouesse constructive on ne la fait pas. Pour Livio Vacchini, comme pour Kahn, c’est l’inverse. On cherche une spatialité constructive pour obliger l’architecture à effacer tout ce qu’il y a, en elle, comme langage ancien. Les limites c’est ça : on utilise les modes de construction pour mettre en crise le langage de rationalisme lui-même. Vacchini a très bien compris le dispositif du musé Kimbell de Kahn. Il en a fait un outil pour faire avancer son architecture. Donc la technique n’est pas au service de l’architecture : elle met en crise l’architecture en simplifiant considérablement les espaces et si l’architecture n’est pas capable de tenir, alors elle n’est plus digne d’intérêt.
SS : Vous avez parlé de cet espace architectural anti perspectif qui est dans une relation radicale avec le paysage et qui en découle d’une certaine manière de ce rapport entre technique et architecture.
JA : Chez Vacchini il y a une sorte de radicalité qui est anti-pittoresque, qui était déjà le cas de certains architectes comme Perret ou Mies van der Rohe, ça veut dire que c’est l’idée que les choses et le réel existent, l’architecture fait son travail de la manière la plus radicale qu’il soit et elle crée une relation très généreuse avec [le paysage] par le chemin de l’abstraction. C’est parce que l’abstraction on l’a dans nos têtes. [..] J’ai continué à travailler sur Vacchini dans des textes plus généreux. Et notamment quelque chose autour des paysages et territoires. En ce contexte j’ai parlé du Mépris et de Godard. J’ai posé la question du rapport de l’architecture de Vacchini au paysage à travers la maison de Malaparte et surtout à travers le travail de Godard sur la maison de Malaparte. Godard a posé dans le cinéma la question de la perspective. La manière dont il a composé le film, tout le film, montre sa vision de la maison de Malaparte, qui est d’avantage de Malaparte que de Libera. Libera avait fait les plans, mais la manière dont Malaparte a travaillé directement avec l’entrepreneur sur le chantier, a donné à la maison qu’elle n’est pas vraiment moderne, c’est autre chose qui est plus dans l’espace actuel et contemporain : il y a le problème de la plateforme qui sert à relier le paysage d’autour. J’avais [choisi] une photo que j’avais pris directement sur le film. C’est du cinémascope. Ça veut dire qu’on a le paysage se déployer dans toute son horizontalité.
Joseph Abram a enseigné à l'Institut d'architecture de Genève et participé, pendant dix ans, au comité de rédaction de la revue Faces. Il a publié de nombreux articles dans des revues internationales et organisé une trentaine d’expositions, parmi lesquelles "Les premiers élèves de Perret" (Paris, 1984), "Oscar Nitzchké" (avec G. Dudley, New York, 1985), "Paul Nelson" (avec T. Riley, New York, 1990), "Hugo Herdeg" (New York, 1993), "Claude Prouvé" (Briey, 1997), "Perret, la poétique du béton" (avec J.-L. Cohen et B. Reichlin, Le Havre, Turin, Paris, 2002-2004)... Il est l’auteur de "L’Architecture moderne en France" (tome 2, Picard, 1999), "Le Corbusier à Briey" (JMP, 2006), "Perret" (Ed. du Patrimoine, 2010), "Diener & Diener" (Phaidon, 2011)... Il a réalisé le dossier de demande d’inscription de la ville du Havre sur la Liste du patrimoine mondial (classée en 2005). Il travaille actuellement au dossier Unesco de la Ville de Metz. Commissaire, avec Rem Koolhaas, de l’exposition "Auguste Perret, huit chefs d'œuvre ?!, Architectures du béton armé", Palais d’IEna, 2013-2014. (www.franceculture.fr www.josephabram.fr)
Son travail sur l’œuvre de Livio Vacchini comprend notamment : "Le concours de Nancy" in Le Moniteur-Architecture-AMC, n°40, mai 1993, pp. 7-8. // "Rationalismes antithétiques" in Faces, Genève, n°28, été 1993, pp.49-53. // "Livio Vacchini : la contemporanéité aux limites" in Faces, Genève, n°38, printemps 1996, pp. 42-45. // "Livio Vacchini : l’école d’architecture de Nancy" in Faces, Genève, n°38, printemps 1996, pp. 46-49. // "Perspective et paysage. La construction d’un espace problématique" in Jacques Lucan, "Matière d’Art, Architecture contemporaine en Suisse", Birkhaüser, Bâle, Boston, Berlin, Centre culturel suisse à Paris, 2001, pp. 178-189. // "Ici-ailleurs I. Tectonique et paysage" in Faces, Genève, n° 50, hiver 2001-2002, pp. 80-87. // "Livio Vacchini", notice pour L’Encyclopaedia Universalis, Paris 2002. // "La terre et la pierre. La référence à l’Égypte antique dans le rationalisme architectural du XXème siècle" in Le Visiteur, n°13, mai 2009, pp. 91-114 et pp. 163-170. // "Pier Luigi Nervi. La résitance par la forme, la forme comme structure" in "Pier Luigi Nervi, l’architecture comme défi", CIVA, PLN Project, Silvana Editoriale, Milan, 2010, pp. 41-57. // "Vacchini / Kerez / Sanaa : aux confins de la pensée structurelle moderne" in Chefs-d’œuvre? sous la direction de Roland Huesca et Olivier Goetz, Université de Lorraine/Centre Pompidou-Metz, Nouvelles éditions Jean-Michel Place, Paris, 2013.